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13 septembre 2013 5 13 /09 /septembre /2013 12:55

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Il avait répondu positivement à l’invitation de ses deux filles, Serpina et Euridice, de vraies jumelles, dont la mère avait quitté paisiblement la petite planète bleue, souriant à une autre vie, dans un autre monde, sans chimiothérapie, ni perruque.

 

Devenu veuf et presque en même temps retraité, Orfeo di Donato avait perdu le goût des longues promenades, que ce soit en ville ou à la campagne. Il s’abandonnait à la mélancolie, laissant sa bibliothèque s’empoussiérer et repassant sans cesse les lamentations d’Orphée dans l’opéra de Gluck. Sa petite moustache noire devenait une broussaille poivre et sel, ses cheveux dégringolaient sur le col des chemises et ses ongles endeuillés s’accrochaient à son pull distendu.

 

Ce jour-là, en début d’après-midi, alors que du balcon de son appartement,  son regard vague effleurait le beau marronnier de l’école désertée, les herbes folles de jardins abandonnés et la gracieuse silhouette du clocher paroissial, son portable vibra puis sonna. Orfeo sursauta. C’était si rare qu’on l’appelât. Il se précipita, envoya son téléphone valdinguer et le rattrapa in extremis, pour décrocher.

 

-      Allô, papa !

 

C’était ses filles. A leurs arguments, aussi tendres qu’impérieux, il ne résista pas.

C’est ainsi que le 31 août, peu avant midi, il débarqua à la gare de Namur et se rendit au lieu de rendez-vous : « La blanche maison », place Saint-Aubain. Il pleuvait doucement et au-delà de la Sambre, sur son orgueilleux sommet, la Citadelle s’embrumait.

 

       Dans la cohue provoquée par le marché, Orfeo se faufila, anxieux. Avait-il bien mémorisé l’itinéraire à suivre ? Arriverait-il à temps ? Son aspect était-il convenable ? Il s’arrêta un instant devant la vitrine d’une boutique, se redressa en rentrant un soupçon de bedon, s’examina de la tête aux pieds et se gratifia d’un demi-sourire satisfait. Cheveux coupés, moustache taillée, il estima qu’il avait encore belle allure dans son complet beige, fait sur mesure, et sa chemise blanche à col ouvert. Elégance surannée : ses filles ne manqueraient pas de le lui faire remarquer. Mais il s’en fichait un peu. C’était la tenue préférée de son épouse et, désormais, il ne devait plus se soucier de plaire.

 

       Dans sa précipitation, Orfeo déboucha sur la place Saint-Aubain, dépassant ainsi l’endroit convenu. Il s’en rendit compte et fit demi-tour. Serpina ? Oui, c’était bien Serpina, qui venait à sa rencontre et le hélait.

 

-      Papa, nous sommes là. Nous t’avions bien dit : en face de la librairie.

 

Orfeo accepta la remontrance avec bonhomie. Serpina se pencha pour l’embrasser

sur le front. Et oui, elles étaient grandes ses filles. Grandes et sveltes, aussi blondes que des elfes nordiques, alors que lui avait eu le plumage d’un corbeau et la taille d’un boxeur poids plume. A vrai dire, elles avaient tout pris de leur mère et si peu de lui.

 

       De l’autre côté de la rue, à l’abri d’un parasol rafraîchi par la pluie, Euridice les attendait. Elle achevait d’épingler son chignon, puis renouait autour du cou, un foulard de gaze légère, voilant son décolleté. (Son père n’aimait pas trop les nudités, surtout chez ses filles). Euridice se releva et s’inclina pour poser un baiser sur chaque joue d’Orfeo.

 

-      Bravo, dit-elle, tu es parfaitement rasé !

Ravi du compliment, Orfeo s’assit, souriant et découvrant des dents presque blanches.

Serpina et Euridice, l’une près de l’autre, lui faisaient face. Orfeo eut pour elles le regard de Dieu le Père, contemplant sa création.

Elles avaient été de jolies filles et étaient devenues de très belles femmes, non seulement à ses yeux, mais à ceux de nombreux mâles qui les dévisageaient effrontément.

Cela exaspérait Orfeo, non qu’il éprouvât une sorte de jalousie, mais bien parce que, en dépit ou à cause de leur éclat, elles ne trouvaient pas de mari. Ça, il ne le comprenait pas. Il s’en était ouvert lors de leur 35ème anniversaire, quelques semaines auparavant et elles avaient répondu :

-      On est si bien célibataires.

Il avait bafouillé :

-      Oui, mais…

Et devinant sa pensée, elles avaient enchaîné, en s’esclaffant :

-      T’inquiète pas papa, on peut faire des enfants sans être mariées et même sans hommes.

Cette perspective l’horrifiait, mais il n’en avait rien laissé paraître, se lamentant intérieurement.

 Aujourd’hui, en cette matinée incertaine, alors que le soleil tentait de chasser les nuages, il se souvenait de ces paroles, comme d’une meurtrissure. Une fois de plus, il décida de se taire. Interrogeant le ciel et ses filles, il demanda :

-      Je parie sur le soleil, qu’allons-nous faire ?

Un moment d’hésitation, un débat qui s’amorçait. Il fut interrompu par l’intervention du jeune serveur.

-      Pour vous M’sieur, Dames ?

 

Le trio désaltéré décolla une demi-heure plus tard, se dirigeant vers la Sambre, réconcilié avec le ciel, dont la mauvaise humeur n’avait été que passagère.

Empruntant le chemin de halage, Serpina ouvrait la marche, suivie par sa sœur et son père se tenant par le bras. Cette avance que prenait Serpina sur Euridice, était une habitude acquise depuis la naissance. L’une avait poussé son premier cri trente minutes avant l’autre, un soir un peu avant minuit, quand la roue zodiacale basculait d’un signe vers le suivant. Les astrologues y voyaient, à coup sûr, la seule raison expliquant que des jumelles aussi ressemblantes diffèrent tant par le caractère. Le seul fait avéré c’est que Serpina revendiquait son droit d’aînesse et qu’Euridice y trouvait quelque confort.

 

       Quelques centaines de mètres plus loin, Orfeo marqua un temps d’arrêt à l’embarcadère des « Namourettes ». Il trouva le mot joli et exprima le souhait d’une excursion au fil de l’eau.

-      Plus tard, suggéra Euridice, constatant que sa sœur tournait en rond, à hauteur d’un arc, certes élégant, mais qui n’avait rien de triomphal.

Entre-temps, Serpina s’était assise sur la première marche menant à la Maison de la Culture, exposant ses jolies gambettes hâlées. Orfeo pensa :

 

-      Elle s’habille comme une gamine de seize ans, sa jupe est trop courte.

 

Il avait envie de semoncer, mais il s’abstînt, ne sachant trop s’il méritait d’être traité de « vieux jeu » ou de « lâche ». Il serra les lèvres, puis, résigné, décocha son plus aimable sourire :

 

-      Nous voici ! Es-tu pressée ?

-      Mon estomac crie famine, répondit Serpina, en se redressant.

 

Ils emboîtèrent le pas à l’affamée et débouchèrent sur la place d’Armes, déguisée en estrade géante, inondée de soleil, parcourue de petits groupes épars. Un attroupement plus nombreux attira leurs regards, ils s’en approchèrent.

 

Un homme de belle apparence, en tenue sombre, chemise blanche et cravate grise ornée de grands losanges, faisait face à un public essentiellement féminin. Il tenait en main un livre de poche, qu’il ouvrit à la page marquée d’un signet orange.

Discret raclement de gorge. Il se mit à lire : voix posée et agréable.

 

 Le récit évoquait une des multiples aventures d’un imam facétieux, ayant vécu en Turquie, au 17ème siècle. Nas Reddine Hodja avait vocation à l’immortalité et pourtant, un jour de marché où le pieux homme se rendait, en chevauchant bizarrement son âne, quelqu’un lui fit la prédiction suivante : si ta monture pète trois fois, tu mourras.

 

Le lecteur et les auditeurs souriaient d’avance, imaginant l’âne impassible et Nas Reddine secoué par chaque détonation annonçant l’imminence de son trépas.

Le piquant de la situation tenait aussi à la qualité du lecteur, manifestement un notable de la ville, auquel Serpina et Euridice attribuèrent du talent et beaucoup de charme. Elles applaudirent la conclusion et entraînèrent leur père vers la place de l’Ange. L’être céleste semblait désemparé de se retrouver dans une telle cohue humaine. Il embouchait une trompette thébaine, brillant d’un éclat renouvelé et semblait sonner le rappel de ses congénères, planqués au paradis.  

 

       Le trio orphique ne s’attarda pas en ce lieu et gagna immédiatement une autre place, plus exiguë, dominée par une belle église au style incertain, avec des réminiscences gothiques et un clocher plutôt baroque. Il y régnait une atmosphère de grande fête de famille ; les badauds sereins et nonchalants s’y pressaient en grand nombre, envahissant les terrasses éparpillées à l’ombre des tilleuls et des parasols. En son périmètre s’étalaient des façades somptueuses ou rustiques, en tout cas vénérables, d’établissements dédiés aux plaisirs de la table. Jeunes et vieux s’y côtoyaient, la mine réjouie.

Serpina, en avant-garde, avait dégoté trois places dans un restaurant italien. Elle agitait les bras comme des sémaphores et sa bouche articulait des mots inaudibles à l’adresse de ses père et sœur. Le message franchit cependant la barrière du brouhaha. Orfeo, suivi de la « cadette », força le pas.

Le trio s’installa entre deux couples débonnaires et apprécia qu’un garçon s’enquérît aussitôt de leurs désirs.

 

       A l’apéritif, Euridice s’étonna que la ville, réputée si paisible, fût envahie par tant de monde. Le soleil, le marché, la fin des vacances semblaient fournir de bonnes raisons.

 

-      Il y a plus, intervint un des voisins de table.

-      Ah ! Quoi donc ?

 

L’interrogation provenait de Serpina. Elle fut reprise par Orfeo et Euridice.

Le monsieur, qui avait suscité l’intérêt, se rengorgea et prit un air assez docte, de professeur émérite. (Il ne l’était pas, mais chercheur au CNRS, section littérature française du 19ème siècle). Il expliqua :

 

-      Ce week-end, Namur accueille, en son théâtre, l’Intime festival et dans ses rues les propagateurs de la joie de lire. Regardez…

 

Il désigna trois dames de blanc vêtues. L’une était blonde coiffée d’un béret écarlate, la deuxième ressemblait au chaperon rouge et la troisième agitait des pendants d’oreille couleur sang. Elles étaient des plus charmantes et portaient chacune un panier en raphia.

 

-      Celle-là, je la reconnais, dit Orfeo.

-      Qui ça ? fit Serpina.

-      La plus petite, avec ses cheveux courts. Elle ressemble à Jean Seberg.

-      Quand et où l’as-tu vue ? ajouta Euridice, intriguée.

-      Mais tout à l’heure sur cette grande place, quand « le bel homme » lisait cette histoire de pets d’âne et d’imam.

-      Vous avez assisté au lancement de l’opération « Lire la rue », indiqua  la deuxième voisine.

 

Orfeo se fit expliquer tous les détails par l’interlocutrice, qui se présenta comme conteuse, originaire de Spontin, précisant qu’elle aurait dû  être « liseuse », si son pied ne l’avait pas trahie.

 

-      C’est une excellente idée, conclut Orfeo, tout en guettant tristement les silhouettes blanches qui se perdaient dans la foule.

 

Une conversation animée se noua entre les deux couples et le trio. Orfeo

n’abandonnait pas sa langue au chat, son tonus et sa faconde originels s’affirmaient de minute en minute, ce qui réjouissait sa progéniture, craignant les effets combinés et désastreux de la retraite et du veuvage.

Le compagnon discret de la conteuse signala le retour de « Jean Seberg » et le chercheur l’interpella :

 

-      Venez nous lire quelque chose.

 

Prétextant d’une ouïe déclinante, il l’invita à s’asseoir entre lui-même et Orfeo. Ce qu’elle fit sans rechigner, interrogeant son auditoire sur ses préférences :

 

-      Triste ou gai ? Sérieux ou déjanté ?

 

On voulait un peu de tout, à l’exception de la tristesse. Elle proposa des textes souriants, des contes philosophiques ne se prenant pas au sérieux. Le livre, dont elle cacha la couverture, n’était pas bien épais. C’était de bon augure, les philosophes, tout comme les théologiens, ayant tendance à s’épancher sur des milliers de pages.

Elle prit le livre, l’ouvrit et jeta un regard circulaire. Chacun se cala au fond de son siège, attentif et désireux d’une agréable surprise.

La « liseuse » adoptait le ton de la confidence, elle sussurait. Orfeo ferma les yeux, séduit par la voix de la jeune femme et la mélodie des mots. Avaient-ils du sens, ces mots ? Peu lui importait à Orfeo. Mais la musique ! Et de temps en temps, ce regard sombre qui se posait sur lui. Et cette bouche délicieuse, prometteuse, délicatement chantournée, qui prononçait la meilleure parole. Celle dont le sens est caché derrière les termes les plus insipides ou les plus savants, celles qui rapproche et damne les amants.

 

       Les « écoutants » applaudirent cette première lecture et Orfeo supplia que « Jean Seberg » en fît une autre. La « liseuse » prit une bouteille dans son panier, but une gorgée et fit la grimace. L’eau était chaude.

 

-      Prenez un verre de vin, suggéra le chercheur.

-      Cela vous fera le plus grand bien, surenchérit le compagnon de la conteuse.

-      Et vous nous gratifierez d’un nouveau texte, ajouta Orfeo.

 

(Sourire narquois de Serpina et d’Euridice, qui assistaient à la renaissance inattendue de leur père).

 

Ce fut dit, ce fut fait. Et même au-delà des attentes. « Jean Seberg » égrena quatre ou cinq textes ravissants, avant de disparaître. Elle avait avant de partir, subrepticement, caressé la main d’Orfeo et déposé un baiser à la lisière de sa moustache. Il en demeura pantois.

 

Les compagnons occasionnels se quittèrent. Chacun rentra chez soi.

Le lendemain, Orfeo retourna à Namur. Il patrouilla dans toute la ville, vit d’autres « liseurs » et « liseuses ». Il ne rencontra pas « Jean Seberg ». Il ne connaissait pas son vrai nom, mais il savait la nature de ses propres sentiments et devinait les siens.

 

Michel Sautois  

 

 

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